L’envers du décor

Un jour d’octobre, en 2032.

     Ayant pris brièvement connaissance des infos du jour sur une feuille-écran, Nestor avale d’un trait la dernière gorgée de son thé matinal, en songeant qu’il aimerait se payer une paire de lentilles de projection virtuelle rétinienne. Les moyens financiers ne posent pas de problème, grâce à ses activités de piratage, mais il n’existe malheureusement pas de marché noir pour ce genre de quincaillerie high-tech.
Comment Nestor pourrait-il justifier un tel achat en étant immatriculé comme simple revendeur de mémex ? La vente d’interface-Réseau personnalisée a beau constituer un marché lucratif et à la mode, ce n’est néanmoins pas suffisant pour s’offrir un bijou technologique de première catégorie. Alors, Nestor se contente de rêver de ses lentilles : ayant le souci de préserver ses activités illicites, il n’a pas l’intention de se faire trop remarquer. Pour l’heure, dans le monde hors Réseau, il lui faut encore faire usage d’une feuille-écran.
[“Buenaventura, l’heure a sonné de commettre notre forfait mensuel, déclare Nestor en mode neuronal.
– Je me demandais si tu allais enfin te décider. Je suis évidemment déjà prêt et je t’attends de l’Autre Côté, lui répond le mémex.
– Tu as raison mon cher ami. Ne faisons pas attendre notre public.”]
Nestor enfile ses lunettes d’immersion-Réseau. Sa bio-puce se connecte et télécharge son avatar dans l’EVP.
En mode de représentation commissaire politique — version soviétique 1921 — l’avatar de Nestor flotte au centre de la pièce virtuelle de projection, simple espace carré, dépourvu de toute décoration. Comme le veut la programmation de Nestor, son assistant informatique affiche l’apparence physique de Buenaventura Durruti, un anarchiste espagnol tué dans son pays lors de la guerre civile des années 1930.
Voilà dix-sept mois maintenant que Nestor et Buenaventura s’amusent à concocter une séquence-pirate qu’ils ont intitulée Brave New World. Cette activité n’a rien de surprenant pour ces deux hackers, affiliés qu’ils sont au Réseau Libre de la Commune : fabriquer sa séquence-pirate tient de la profession de foi au sein de cette communauté.
Entre Nestor et Buenaventura, la répartition des tâches pour Brave New World fait figure d’évidence : à Nestor de gérer le plus simple, la présentation, à Buenaventura d’assurer le gros du travail, sélection musicale et montage image. Même génétiquement modifié, un humain reste incapable de surpasser la vitesse de calcul d’un mémex, à la programmation bridée qui plus est. Il faudrait être fou, ou naïf, pour croire le contraire.
Nestor n’ayant jamais considéré son mémex comme une simple interface-réseau, l’association avec Buenaventura constitue un modèle de collaboration qui a su privilégier la complémentarité des compétences. Qu’importe l’organique ou le silicone : ils sont tous deux doués d’une conscience et c’est tout ce qui compte. Nestor a toujours envisagé la symbiose humain/mémex comme une nécessité vitale au sein d’un monde qu’engluent les toiles du Réseau.
Comme de coutume, la première étape de la conception du Brave New World consiste à dénicher le personnage qui incarnera le présentateur de la dix-septième session. Et c’est à Nestor qu’incombe le privilège de musarder pour trouver l’inspiration.
Il active le fichier-bibliothèque : les six faces de l’EVP se recouvrent de rayonnages contenant des milliers d’histoires.
D’un geste de la main, Nestor se retrouve face à la section science-fiction. Il passe en revue les titres de ces films et de ces livres qui constituent le cœur de la culture science-fictive. Nestor en a toujours raffolé, et ce depuis sa plus tendre enfance.
Il s’attarde sur Philip K. Dick. Les titres de l’écrivain californien défilent. Nestor s’arrête sur Dr Bloodmoney. Il se remémore la trame de ce récit et se souvient de l’astronaute coincé dans l’espace après la guerre atomique ; le personnage était devenu un disc-jockey planétaire pour les survivants. Walt quelque chose.
“Walt Dangerfield, lui confirme Buenaventura, considérant, sans se tromper, que Nestor vient d’arrêter son choix.
– Qu’as-tu à me proposer ?
– Un album datant de 2007 et dont le titre fait directement référence au roman de K.Dick : Radio Blood Money.”
En cela réside la deuxième étape de conception du Brave New World : Buenaventura consulte les Archives musicales du Réseau pour en extraire des compositions qui affichent des similitudes musicales ou thématiques avec le personnage choisi par Nestor.
Pour Buenaventura, l’affaire est entendue : l’avatar du mémex s’évapore. Il lui faut maintenant se charger de la sélection visuelle du montage des tracks composant le LP du Peuple de l’Herbe.
C’est l’affaire d’une bonne minute, juste le temps pour Nestor de lancer la création et le montage de la scène de présentation.
L’image s’est imposée d’elle-même. Vue de la terre depuis l’espace orbital : une boule marron-ocre, loin de l’image idyllique que l’on nous propose d’ordinaire. L’image zoom sur une capsule spatiale bardée de panneaux solaires et hérissée d’antennes, le genre de modèle rustique plus proche de la station Mir des anciens Soviétiques que de celle des internationaux de l’ISS.
Fondu au noir : un cosmonaute se tient de face, le visage recouvert d’une barbe aux poils hirsutes, la peau laiteuse. Gobelet à la main, il aspire une gorgée à l’aide d’une paille, laissant échapper quelques gouttelettes qui dérivent en apesanteur.

     “Salutation l’ami. Ne sois pas surpris, tu ne peux pas te déconnecter car tu es présentement victime d’une séquence-pirate intitulée Brave New World, dont la dix-septième édition est présentée par votre serviteur, Walt Dangerfield.
     Je devine bien que mon nom ne t’évoque pas grand-chose, mais qu’à cela ne tienne : il ne te reste plus qu’à lire Dr Bloodmoney de Philip K. Dick, un écrivain du XXe siècle.
     Ceci-dit, je tiens à te rassurer, mon intrusion dans ton interface réseau est tout à fait pacifique. Je suis de ces hackers culturels qui se contentent juste de prendre un peu de temps sur ta vie trépidante.
     Je devine ta question : à quoi rime tout ceci ? Pas d’inquiétude, je ne suis pas là à parasiter ton interface-Réseau pour te faire la morale.
     Mon message est avant tout une invitation à partager ma définition de la conscience historique : il nous faut remettre tout en cause, en permanence. Il nous faut cultiver notre curiosité et ne jamais nous contenter des discours préfabriqués. La propagande libérale de notre démocratie totalitaire est vicieuse, ne l’oublie pas l’ami.
Bien sûr, j’entends déjà ton reproche : je te parle de libre conscience alors que tu es victime de ma séquence–pirate. Mais c’est ainsi, tu dois te résoudre contraint et forcé à assister au show auquel je te convie. Alors prépare-toi à plonger dans le tumulte de notre quotidien enfiévré par les murmures numériques.
Bon spectacle l’ami.”

     L’intro validée, Buenaventura se manifeste : c’est au tour de Nestor de visionner le mix réalisé par le mémex.

     Educate those
     Who never never knew how the history goes
     Just suppose
You never never knew how the history goes

     We educate those
     Who never never knew how the history goes
     Just suppose
     You never never knew how the history goes

     Un commando de green warriors mène un raid brutal contre une plate-forme d’exploitation sous-marine, défendue par une milice de sécurité tout aussi hargneuse.
Un groupe d’individus en haillons se battent comme des bêtes féroces autour d’un chien crevé.
Des images piratées sur les drones de surveillance frontalière nous montrent l’infranchissable mur de sécurité du Rio Grande, séparant le Mexique des états fédérés du Nord. Comme tous les premiers dimanche du mois, la foule s’est rassemblée côté mexicain pour assister aux tirs de roquettes qui s’abattent contre le mur.
Dans un vaste gymnase, des recrues militaires se tiennent au garde-à-vous. Elles sont toutes là pour obtenir une carte de citoyenneté, en échange de cinq années de service en zone de conflit de “basse intensité”.

     You’re gonna get a gun before the degree
     So follow me
     Sign up son. Come Study free
You’re gonna get a gun.

     Connexion sur la chaîne d’info autogérée d’un barrio : une jeune femme équipée de roller parcourt son quartier en le faisant découvrir à l’image.
Connexion avec une tout autre chaîne-info : à l’image, un groupe d’hyper-riches en partance pour une croisière orbitale. Insupportable éclat des sourires radieux de ces touristes.

     Plastic People. On the route of all evil
     Plastic People. I said it again.
     Plastic People. On the route of all evil
     Plastic People

     Satisfait par ce mix rugueux à souhait, Nestor félicite Buenaventura pour son travail. D’autant que tout ceci l’a mis personnellement en appétit. Nestor a une dernière idée : il reprend la peau de Walt Dangerfield pour conclure en beauté, sur une indispensable diatribe.

Manifeste pour une conscience historique

     “Big Brother is watching you”.
Les hérauts du libéralisme peuvent toujours gloser, il n’en reste pas moins que la figure de Big Brother incarne parfaitement le maillage sécuritaire de nos sociétés. Avec l’Âge numérique, hygiéniste et génétique, l’idéologie de la démocratie totalitaire dispose désormais d’une impressionnante palette de moyens pour anesthésier nos consciences, sans commune mesure avec les instruments dont ont disposé les systèmes totalitaires antérieurs.
Le XXIe siècle avance à grand pas et les castes hyper-riches dominent nos corps comme nos esprit, en nous abreuvant d’un flot de fausses vérités. Nous vivons dans une réalité fictionnelle, faites d’artifices et de faux-semblants. La culture marchande, outil incontournable de l’ordre globalitaire, a cannibalisé notre espace culturel commun, produisant une propagande récréative qui assure de la supériorité spirituelle de la bienveillante démocratie occidentale, libérale et totalitaire.
Cette arrogance a depuis longtemps incité nos élites dirigeantes à nous vendre coûte que coûte leur conception de la politique (l’oligarchie “représentative”), de l’économie (le capitalisme concurrentiel), et de la morale (de l’extrémisme religieux au consumérisme). Les mass médias nous répètent inlassablement que seule compte cette réalité : il n’y a pas d’alternative, sinon passéiste et réactionnaire, car le monde libéral est par essence révolutionnaire, comme l’a exposé avec clairvoyance Georges Orwell, l’auteur du mythique 1984.
Mais en vérité, voilà à quoi ressemble notre monde : la civilisation humaine est intégralement privatisée au profit de sociétés sécuritaires, qui préservent leur existence paisible avec des murs et des milices. L’organisation globalitaire assure sa domination technologique en pratiquant le contrôle au nom d’une dictature “écologiste” et hygiéniste. C’est aussi un système d’économie politique aux mains d’entreprises multinationales, ayant mis terme à la distinction entre commerce licite et illicite : une belle fin de l’hypocrisie car les trafics de drogue, d’organes et de sexe participent tout autant que le reste à la bonne santé de l’économie globalisée. Pour les marchands, le corps est après tout une marchandise comme une autre.
“La démocratie participative, c’est le chaos ; l’état providence, c’est la dénégation de la responsabilité individuelle, car le succès de chacun dépend directement de sa volonté”. Voilà la panacée nauséeuse déclamée à longueur de temps par les chiens de garde de l’idéologie libérale. Si ce n’est qu’il existe des contre-modèles : la résistance opiniâtre des zapatistes et des bolivariens est là pour nous le prouver, et nous le rappeler tous les jours. Car sachez-le, le nouveau socialisme a été élaboré au début de ce siècle chez les Sud-américains. Réponse au diktat libéral, l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique (l’ALBA) a donné naissance à un modèle de développement économique fondé sur le refus de la concurrence, au profit de la complémentarité, de la coopération et de la solidarité. Si ce modèle n’existe pas selon nos médias, il a pourtant redonné foi en la justice sociale pour des millions d’individus.
Si nous voulons ne pas subir passivement l’arsenal propagandiste des libéraux, il nous faut cultiver notre conscience historique : notre devoir est de nous insurger contre la réalité truquée que nous impose la démocratie totalitaire. Pour cela, nous devons nous méfier des effets pervers de la société de l’image, car le novlangue de Georges Orwell est devenue une réalité : nous ne savons plus communiquer que par l’image-icône et l’écrit phonétique. Devenus incapables d’appréhender la complexité du patrimoine de l’écrit et de la langue, nous ne pourrons pas assurer l’épanouissement de notre conscience historique.
Certes, nous pouvons aussi nous satisfaire de la novlangue globalisée, nouvelle forme d’alphabétisation viscéralement visuelle. Il nous suffit de réagir au message visuel tel un chien de Pavlov et nous n’avons plus alors à nous poser de questions sur le bien-fondé de l’ordre immuable des choses. Convaincus de la grandeur scientifique de l’utopie globalitaire, nous pouvons agir sereinement en ignorant apolitique, avec pour seule préoccupation celle de consommer.
La culture marchande a pour tâche de proscrire toute forme de curiosité et d’assurer ainsi la pérennité du système totalitaire, dont la caste dominante tire profit en nous inondant de gadgets parfaitement inutiles. Tout comme le ministère de l’Information dans 1984, les mass médias procèdent depuis des décennies à l’effacement de notre conscience historique en “privilégiant un rapport instantané, émotionnel, apolitique et amnésique de l’actualité”. La déformation d’un fait est une pratique reconnue, mais le flot informatif nous submerge à un point tel que nous ne nous souvenons plus des faits de la semaine précédente. De cette surconsommation de messages, il ne doit nous rester que l’image de la démocratie libérale, incarnation de la Civilisation face au chaos.
Afin de résister à ce rouleau compresseur, un seul mot d’ordre : soyez curieux. L’information est un outil politique indispensable pour nourrir notre conscience historique et nous affranchir du contrôle exercé par le totalitarisme libéral.
Orwell écrivait dans 1984 : “Celui qui a le contrôle du passé (…) a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé.”.

     “Cela me semble parfait, déclare Nestor.
– Je suis de ton avis, lui répond Buenaventura
– Alors tu peux lancer le piratage.”

Raphaël Colson (alias komisser politik), Mai 2007

Brave New World 17 : Radio Blood Money
(L’envers du décor)